Fontenay-aux-Roses, le 18 mars 2024
L’avenir de la gouvernance des risques nucléaires et radiologiques est entre vos mains.
Mesdames les députées, Messieurs les députés,
Nous sommes maintenant à quelques heures du vote solennel du projet de loi relatif à l’organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire. Au nom de l’ensemble des personnels de l’IRSN, l’intersyndicale de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) vous adresse solennellement ce message.
Le texte du projet de loi issu du passage dans l’hémicycle la semaine dernière acte un nouveau modèle de gouvernance de la sûreté nucléaire civile en France. Ce modèle intégré mêlera dans un même organisme l’expertise technique, l’inspection et la décision au sein d’une Autorité Administrative Indépendante. Plus qu’une « fusion » avec l’ASN, cet acte est un démantèlement de l’IRSN et de son expertise technique. Ce choix conduit à des régressions majeures dont certaines vont à l’encontre des recommandations techniques de l’AIEA (Agence Internationale de l’énergie atomique) :
- Séparation de l’expertise des installations nucléaires civile de celle des installations relevant de la défense, transférée au ministère des Armées.
- Séparation de l’expertise en sécurité de l’expertise en sûreté, pour toutes les installations, civile et relevant de la défense, également transférée au ministère des Armées.
- Scission entre l’expertise en dosimétrie interne et l’expertise en dosimétrie externe, transférée dans une filiale du CEA.
- Perte d’indépendance de l’appui technique vis-à-vis du décideur
Ce choix s’accompagne également de risques majeurs qui entraîneront des conséquences néfastes sur le système d’évaluation et de gestion des risques radiologiques et nucléaires :
- Délitement de la recherche
- Désorganisation en pleine relance
Les salariés de l’IRSN, ingénieurs, experts, chercheurs et support avons souhaité entrer dans des échanges constructifs avec le gouvernement depuis aout 2023, afin de proposer dans son projet de réforme des éléments permettant de ne pas dégrader les missions actuellement réalisées par l’IRSN, de ne pas dégrader l’évaluation des risques radiologiques et nucléaires. Ces propositions n’ayant pas été retenues, nous les avons proposées sous forme d’amendements au projet de loi aux députés de tous les groupes politiques. La quasi-totalité des amendements, travaillés avec l’intersyndicale de l’IRSN, les organisations syndicales de l’ASN ou des salariés IRSN, ont été rejetés. Le texte soumis au vote à l’Assemblée nationale est même en régression par rapport à celui issu du Sénat. Ce sont notamment Les dispositions autorisant un regard extérieur sur le règlement intérieur de la future autorité qui ont été méticuleusement balayées.
Séparation des experts de la sécurité de ceux de la sûreté travaillant sur les installations nucléaires civiles
Nous souhaitons rappeler que les experts en matière de sécurité travaillent à protéger les points faibles de l’installation nucléaire civile (transférés dans ce projet de loi au ministère des armées), étudiés à chaque évolution par les experts en matière de sûreté (transférés à l’ASNR). L’ASN et l’IRSN s’accordaient à dire que ces experts devaient rester ensemble, dans la nouvelle autorité. Les collaborations quotidiennes
d’aujourd’hui au sein de l’IRSN vont être régies par des conventions entre plusieurs entités, les données sensibles devront être transférées entre deux systèmes d’information, les conditions de réalisation et la qualité des expertises seront à termes dégradées.
Pourquoi ce choix qui va à contre-sens de ce que prescrit l’AIEA, qui plus est avec le développement de nouvelles installations de petite taille nécessitant une approche sûreté/sécurité intégrée ? Nous n’avons toujours pas de réponse à cette question légitime.
Multiplication des entités pour la gestion de crise :
En cas d’accident ou d’incident, l’évaluation de la dose globale de rayonnement ionisants reçue doit intégrer l’exposition externe mesurée par des dosimètres et l’exposition interne déterminée à partir de prélèvements biologiques et de l’anthroporadiométrie. Les spécialistes ne seront plus dans les mêmes entités ce qui dégradera l’efficacité de l’évaluation.
En cas de crise sur une installation de défense, l’appui technique, intégré actuellement dans le centre technique de l’IRSN, serait a priori à définir par convention d’astreinte mixte ASNR et ministère des armées.
Par ailleurs, la première action en gestion de crise est de déterminer si l’origine est malveillante or les experts de la sécurité ne seront pas à l’ASNR mais au ministère des armées qui ne gère pas les crises sur les installations civiles.
Cette organisation de crise impliquant plusieurs entités distinctes laisse à craindre des difficultés sérieuses dans la gestion d’une crise que ce soit dans le domaine civil ou de défense. Cette prise de risque de traiter par conventions la gestion de crise nous laisse pantois.
Perte d’indépendance de l’appui technique
Le maintien d’un pôle d’expertise et recherche indépendant de la décision est recommandé par l’AIEA (IAEA-TECDOC-1835, 2018 « Organismes d’appui technique et scientifique aux fonctions réglementaires »). Ce document technique spécifie les préconisations en termes de maintien d’une indépendance entre le pôle d’expert technique et scientifique et le pôle en charge du contrôle, de la règlementation et de la prise de décision. Nous pouvons noter les termes précis suivants « Il est important que les TSO (technical support organisation] soient gérés comme des structures indépendantes, plutôt que d’être placés entièrement sous le contrôle d’un organisme de réglementation. Cette indépendance permet aux TSO de se comporter comme des entités scientifiques, libres de se fixer leurs objectifs et de choisir leurs méthodes, leurs formations et leurs recherches pour entretenir leur excellence scientifique. L’indépendance incite aussi les TSO à explorer des pistes de recherche-développement et à déceler des problèmes naissants. ».
Le projet de loi est en régression sur ce point et va à l’encontre du texte de l’AIEA.
A minima, il faudra que l’indépendance du pôle expertise/recherche soit établie dans le règlement intérieur de la nouvelle autorité. Le projet de loi n’offrant aucune garantie en ce sens, nous nous réservons le droit d’en référer à l’AIEA si ce n’était pas le cas.
Délitement de la recherche dans une autorité administrative indépendante
Le maintien de la recherche est un point fort recommandé par l’AIEA comme suit « Les activités de recherche-développement (R-D) représentent d’ordinaire une partie importante de leurs travaux [ndlr. Des TSO (technical support organisation], car c’est un bon moyen d’acquérir des connaissances et compétences
avancées et de former de nouveaux experts. C’est aussi un moyen de garantir une certaine continuité dans les connaissances et compétences en leur sein. Par ailleurs, les établissements de R-D disposent de suffisamment de personnel pour réagir aux fluctuations de la demande d’appui technique et scientifique et des infrastructures requises pour faire les tests ou les recherches en matière de réglementation dont ils sont chargés. Disposer de capacités de recherche, notamment d’un personnel expérimenté qui maîtrise les outils et les structures de pointe, est plus coûteux que de disposer de TSO qui ne font pas de R-D, mais c’est un bon moyen d’entretenir les capacités techniques et scientifiques requises. »
L’IRSN est un organisme de recherche qui réalise des programmes de recherche nationaux et internationaux. Ces programmes et collaborations nécessitent pour un grand nombre l’engagement d’une personnalité morale, le déploiement d’une comptabilité analytique et une gestion propre non prévue dans une Autorité Administrative Indépendante (AAI). Aucune AAI ne réalise de programmes de recherche en propre et n’est aujourd’hui évaluée pas l’HCERES (Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur). Le risque est réel d’un délitement de la recherche en appui à l’expertise ; L’ASNR finançant à terme des programmes de recherche mais ne réalisant plus de programme de recherche en propre.
Le statut d’AAI n’est pas adapté à un établissement de recherche.
Par ailleurs, les programmes de recherche menés actuellement par l’IRSN ne bénéficient pas uniquement à l’ASN mais aux quatre autres autorités pour lesquelles il travaille : DGT, DGS, HFDS et ministère des armées. Un lien étroit sera à maintenir par la nouvelle autorité administrative afin que la recherche continue à contribuer à l’ensemble des gouvernances auxquelles contribuent l’IRSN.
Désorganisation au plus mauvais moment et pour longtemps
Un projet nucléaire commence par plusieurs années d’études, notamment par l’analyse de la sûreté, de la radioprotection et de la sécurité contre les actes de malveillance. Vous trouverez à la fin de ce texte la liste des expertises déjà réalisées sur l’EPR2 à l’IRSN et celles en cours. Vous trouverez également les travaux déjà engagés sur les SMR et sur CiGéo. Le petit réacteur Nuward est le plus abouti. Pour les autres projets, la recherche et le développement sont en cours. L’activité liée à la relance du nucléaire a déjà commencé à l’IRSN et s’étalera sur plusieurs années comme celle de tous les nombreux projets des 40 années précédentes.
La désorganisation inhérente à toute fusion de cette ampleur va être accentuée par la dispersion de compétences et le départ déjà engagé de nombreux salariés opposés à ce projet.
Enfin, la mise en oeuvre à marche forcée laisse craindre un crash administratif, les organisations, les procédures de travail, les logiciels, les accords sociaux, les outils techniques et de gestion n’étant pas compatibles entre les deux organismes appelés à fusionner. La mise en place opérationnelle de l’ASNR en janvier 2025 n’est absolument pas réaliste.
Pour conclure, vous avez encore la possibilité de refuser par votre vote un projet de loi qui va à l’encontre de la relance que vous appelez en grande majorité de vos voeux mais également de ce qui est conseillé au niveau international.
Vous avez dans vos mains l’avenir de la préservation des missions de l’IRSN dans la nouvelle structure mais également de celles transférées au ministère des armées et au CEA. L’accomplissement de ces missions est reconnu aux plans national et international par la qualité de la recherche et de l’expertise intégrée de l’IRSN. La préservation de ces missions est essentielle à l’avenir de la sûreté, de la sécurité nucléaire et de la radioprotection en France. Vous avez également notre avenir de salariés attachés à leur mission de service public entre vos mains.
Mesdames et Messieurs les députés, nous vous demandons de maintenir un système qui fonctionne, dont l’excellence est reconnue. Une éventuelle évolution de ce système doit se faire sans désorganisation rédhibitoire ni reculs vis-à-vis des meilleures pratiques internationales et en associant l’ensemble des parties prenantes de la gouvernance de la sûreté et de la radioprotection.